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Paisani in anda pà a fiera di u Niolu. LC Canniccioni v 1910

12/05/18

Morfina (2)

Je tournais les pages du cahier à Lejean...

Novembre 1913*

"Tu sais, il faut croire à l'histoire, il faut "interroger les temps anciens"(1)...
Ainsi, après la ville de L., ses parcs, les faubourgs (inutilement tristes) de V., les noms de notre histoire allaient se déplacer, plus loin, à l'ouest. Cet ouest aux embruns peu salés mais aux ciels puissants, aux soleils inspirants.
Les noms de ces là-bas, se finissaient souvent en "fleur", en "ville" ou en "bourg". Parfois additionnés de Saintes qui portent ton doux nom clair, quand ce n'était pas le nom, même, d'une fine rivière qui venait se jeter en équerre, là, au bord du port de H.
Pour notre plus grand bonheur les trains y arrivaient déjà. Tu riais, et sous ton linge blanc savait battre ton coeur.
T'en souviens-tu, il y avait de ces plages immenses où nous aimions marcher la nuit ? Donc, il y avait des ports. Des ports sombres, aux bateaux suspendus ! Des ports pathétiques que notre grand amour transfigurait d'un rien. 
Il y avait aussi ces rues âgées aux maisons, levées, serrées les unes contre les autres comme nulle part ailleurs. Ces maisons qui semblaient, pour certaines, tendues vers d'infinies marées où l'on savait déjà que des marins vivaient mais, qu'une fois partis, tous ne reviendraient pas. 
Mers nourricières, meurtrières ou mers douces... toutes à la fois!
Il y avait, sur une butte, un clocher étayé de madriers tordus, et à peine plus loin, cette église de bois, en coque renversée. On dit que cette église fut construite par d'habiles charpentiers plutôt habitués à dessiner les flancs ronds de navires terreneuviers. 
T'en souviens-tu ? Nous y sommes entrés et y avons prié mais sans être entendus: communion inutile. D'autres (et je parle au pluriel), pendant ce temps là, adressaient leurs prières au diable et elles parlaient plus forts et elles couvraient nos voix !
Tous ces noms peuvent, légitimement, te paraître étrangers. Je t'assure pourtant qu'ils ont tous existés et qu'ils furent, chacun, sur la carte de notre histoire ratée.

Et plus ces soirs passaient, et plus je sentais que ma vie allait partir de Toi.
Nous nous aimions si fort.

L'hiver qui arrivait, lui, allait nous vaincre mais ça, nous ne le savions pas, ou du moins, pas encore. Il avançait, patient. Et il allait passer et nous le pressentions, n'est-ce pas ? T'en souviens-tu ? Je t'aime mille ans après."


*Stratu da u libru di u tintu Lejean

Eugène Boudin


(1) Libru di u Deuteronomiu 4:32.